Contrastes et paradoxes semblent régler ce voyage, le marteler, un peu comme une horloge frappe les heures pour nous ramener à la réalité parfois plus surprenante que le rêve.
Le premier paradoxe? : Il y a tant à dire, et si difficile de le décrire... Plus d'un mois que je cherche comment!
*
Un mois que nous sommes au Laos, et moi je suis resté au Népal, resté en Chine.
Mais il faut dire que j'y serai encore longtemps, voire toujours. Et je sais d'avance qu'en quittant le Laos dans deux semaines, j'y resterai encore un peu. Et ce serait surprenant que ce soit différent dans les autres pays.
Car à la vitesse où nous allons, on ne fait qu'effleurer ces pays. Un mois, en moyenne, on dirait que c'est long, mais cela ne vous permet que de gratter la surface, et encore, si peu.
Du coup, nos émerveillements n'ont pas le temps de venir à bout de nos questions, et d'autres surgissent immanquablement sans crier gare; on se retrouve piégé par un malaise grandissant autant qu'il semble nécessaire, celui de mesurer de visu l'étendue de ce qu'on ne sait pas ni ne peut comprendre.
Apprendre fait en sorte qu'on sait plus et qu'on sait moins tout à la fois.
Paradoxe. Paradoxes.
Il faut se résigner, mais.
Se résigner à choisir les endroits qu'on verra et d'en laisser tomber plein, mais se dire que c'est déjà arpenter un pays plus qu'on ne l'aura fait pour le nôtre.
Se résigner à ne pas comprendre la culture, mais vivre ce rythme d'ailleurs avec les autres.
Se résigner à ne rien saisir de ce qui nous entoure, mais trouver une main tout près qui se risque à nous guider.
Se résigner à ne pas parler la langue plus loin qu'un bonjour/s'il vous plait/merci engraissé de quelques nombres usuels, mais se rendre compte qu'on peut tout mimer et en être compris.
Se résigner à ne pouvoir trop souvent que sourire bêtement comme toute réponse, mais réaliser que les sourires sont universels.
Se résigner à ne pas voir ce qu'il faudrait voir, mais malgré tout s'en mettre plein les yeux jusqu'au débordement allègre.
Je suis au Népal, donc.
J'en suis encore au début d'octobre, au moment où j'ai été subitement assailli d'une évidence, que je partage avec Laurence : nous sommes ici des touristes, dans un hôtel pour touristes, mangeant dans des restaurants pour touristes, dans un quartier pour touristes (Thamel, en l'occurrence).
On n'est pas où l'on voudrait être.
On est dans un ghetto. Et, comme les vrais ghettos quand on en prend conscience, celui-ci vous pénètre et vous met en cage. Derrière les barreaux, nous sommes tels un cirque d'abrutis qui se cherchent ailleurs, en manque de réel, luxe bourgeois dans cette société en carence de sens et domptée par les diktats de la consommation-réconfort-anti-angoisse-existentielle.
Au final, est-ce vraiment cela, Laurence, qu'on aura fait en venant ici? Faire les clowns dans une papemobile pare-balles comme dans un siège de cinéma à trois-cent-soixante degrés?
Non. Non... Il fallait partir, et ces derniers jours passés sur la route au Népal nous auront offert un peu de soulagement intermittent, quand nous marchions un peu perdus dans les rues de Sankhu, par exemple, ou dans celles de Bakhtapur, juste avant l'aube.
Mais le malaise subsiste, une nausée latente, en arrière-plan.
Pour prétendre comprendre un tantinet soit peu ce qui nous entoure, il faudrait habiter ces endroits, chaque région, chaque ville, une vie durant.
Et pour nous, ce sera un étrange contraire : ce sont eux qui nous habiteront dorénavant. Parce que nous sommes condamnés à les quitter avant le temps.
Une croix gammée dans une étoile de David? À Pokhara, c'est possible. Ici, ce sont deux symboles sacrés millénaires, le svastika et le shatkona.
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Si une des intentions avouée et majeures de toute cette aventure était de partir à la découverte de l'autre, et que c'est moins facile que prévu, c'est aussi dû à notre famille «nombreuse».
Qu'on ne s'y méprenne pas : voyager famille, avec des enfants (surtout s'ils ont moins de dix ans et ont l'air d'être des enfants), c'est probablement la manière la plus agréable de voyager en Asie. Le capital de sympathie que nous profère le fait d'accompagner nos enfants est incroyablement énorme. Au point de nous demander si on veut vraiment appartenir à cette classe de touristes, moins bien perçue que nous le sommes, moins bien traitée, que forment les autres voyageurs.
Avec des enfants, on est facilement gratifié de sourires.
Avec des enfants, on hésite (un peu plus) à nous arnaquer.
Avec des enfants, on a immédiatement un lien avec les familles.
Bref, on a tout simplement l'air plus sympathique que les autres. Et ça nous manquera.
Alors il est où, le problème?
C'est qu'en étant six, on devient un microcosme difficile à percer, et, avec les enfants qui grandissent, autosuffisant en matière de conversation. Ainsi, les contacts avec les autres, population locale comme autres voyageurs, deviennent moins nécessaires. Et, pour détourner un peu le proverbe, la nécessité étant la mère de l'invitation...
Le résultat? À défaut de trouver et d'apprendre à connaitre l'autre, on trouve et on apprend à connaitre ceux qui sont le plus près de nous.
Il est de ces voyages qu'on recommencerait n'importe quand.
Ce voyage demande tellement d'énergie et d'implication au quotidien, parce que chaque action banale demande ici un peu plus: où dormir, où manger, comment s'y rendre, combien de jours rester, vérifier les taux de change, garder l’œil sur le budget, lire sur les endroits à visiter, à ne pas visiter, recouper les avis de voyageurs et ceux des guides, gérer le linge propre et moins propre, faire/défaire son sac, enseigner sans livres ni cahiers, régler les visas, magasiner un billet d'avion, chercher une connexion Internet, partager un sac de biscuits équitablement, gérer les tempéraments des enfants (euh, avant qu'ils ne deviennent des tempéraments), gérer son propre tempérament... Ouf! Je vous jure qu'au final, il reste peu de temps libre, même dans les journées de repos.
Et pourtant, c'est si facile... Trop, même. Avec notre budget, dans les trois pays que nous avons visités en tous cas (ça risque de changer, notamment en Birmanie), en étant un tant soit peu averti, on peut vivre très grassement. La seule chose dont on se prive vraiment, c'est le vrai luxe touristique : hôtels de luxe, restaurants de luxe. Et ceux-ci ne sont encore présents que dans les grandes villes...
Mais la facilité dépasse le concept des finances. C'est beaucoup plus simple que je ne l'avais anticipé de se repérer, de communiquer, de se déplacer, de vivre ici. Les quelques rares embuches sont fort bénignes et fugaces.
C'est vrai qu'on est creux. Mais comme dans une piscine, on est à cet endroit à la frontière entre le creux et le pas creux, vous savez, là où, si on se met sur la pointe des pieds, on sait qu'on aura la tête hors de l'eau... Et en arquant un peu les chevilles, c'est parfois tentant de ne pas ramer...
Jinghong. Cuisiniers et tatouage daïs.
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Un occidental rencontré à Vientiane nous a posé comme première question lors de notre rencontre: Vous êtes en vacances ou en voyage? Ravi qu'on nous pose une question hors norme, j'ai répondu tout de go : En voyage!
Mais je ne sais plus...
Depuis le Népal, nous sommes plus en vacances qu'en voyage (en fait, comme dans une série de vacances). Hormis les deux treks du Sud de la Chine et du Nord du Laos, nous sommes bel et bien en mode relaxe. Moins ambitieux en matière de découverte. Et l'atmosphère du Sud du Yunnan ainsi que celle du Laos (encore plus!) y sont particulièrement propices. À la limite, plus que propices, elles y entrainent!
On se la coule douce, donc (vous l'aurez remarqué dans les billets précédents!), sans toutefois nous sentir coupables. En effet, on accepte de ne pas pouvoir tout voir, tout comprendre, tout vivre. Alors on vit, simplement, conscients d'être, encore plus que des étrangers, des touristes. Des clowns de passage (des gentils clowns). Mais on essaie de baisser les vitres de la papemobile un peu. Un peu.
La réflexion sur ce que c'est que de voyager est loin d'être terminée. Je retiens quelques idées pour le moment (notamment par crainte d'endormir les lecteurs – j'étais parti pour parler de religion et de recettes pour changer le monde...), mais j'y reviendrai inévitablement (oh, j'ai aussi plus léger, soyez patients!). Un dernier mot cependant, sur le temps.
Réflexe d'un jeune garçon laotien devant la caméra: le V de la victoire. Instinct mâle ou culture masculine?
La nature paradoxale du temps a beau être un lieu commun, la pertinence de la question de Pascale, laissée en commentaire le mois dernier, est incontestable :
Voilà deux mois que vous êtes partis et que vous avez débuté un rythme complètement nouveau...
Comment se passe votre relation avec le Temps? Je veux dire avec le fait de ne pas avoir d'horaire prédéterminé par l'extérieur, de pouvoir avoir de l'espace-temps pour être en mode découverte et pour vous laisser déposer émotivement ? Comment ressentez-vous le fait que vous ayez encore 8 mois (8 mois!) devant vous hors du rythme imposé du travail et des obligations de toutes sortes? Est-ce dépaysant? Inquiétant? Agréable? Bizarre? Êtes-vous habitués maintenant? Est-ce bon?
Comment se passe votre relation avec le Temps? Je veux dire avec le fait de ne pas avoir d'horaire prédéterminé par l'extérieur, de pouvoir avoir de l'espace-temps pour être en mode découverte et pour vous laisser déposer émotivement ? Comment ressentez-vous le fait que vous ayez encore 8 mois (8 mois!) devant vous hors du rythme imposé du travail et des obligations de toutes sortes? Est-ce dépaysant? Inquiétant? Agréable? Bizarre? Êtes-vous habitués maintenant? Est-ce bon?
Ouille. Pas simple. Tout passe et se passe si lentement, et pourtant nous sommes en route depuis trois mois comme si c'était depuis une semaine. Nous n'avons certainement pas l'impression d'être partis si longtemps. Sans doute parce que nous sommes constamment en train d'arriver, non? Et pourtant, nous avons vu tant de choses qu'il nous prend souvent le réflexe, lors d'un repas, de nous remémorer des souvenirs de notre voyage, celui-ci! Et de revoir nos photos comme celles d'une aventure lointaine...
Oui dépaysant, oui inquiétant, oui agréable, oui bizarre. Et grisant, puis engourdissant, que d'avoir tout ce temps devant soi, sans être pressés, mais aussi d'avoir pris et vécu tout celui qui s'est déjà écoulé... si vite, et si lentement.
Mais bien entendu, notre rapport au temps n'est pas le même pour tous, à dix ans ou à quarante. Déjà, je me disais que c'est presque 5% de ma vie adulte que j'aurais passée en Asie... c'est tout à fait notable et potentiellement marquant, mais à l'échelle de Thomas, ce sera 25% de son existence depuis qu'il a atteint l'âge de raison... C'est dire l'emprise possible que le temps du voyage aura sur lui.
Dix mois, on se rend compte que c'est long et court à la fois. Voir l'Asie en dix mois? Ah oui? Vous pouvez montrer Montréal en une demi-heure, vous? Et puis, si nous sommes dépaysés, c'est tellement souvent à recommencer à chaque pays que le Québec et tout ce qui s'y trouve ne nous manquent pas encore au point d'en éprouver de la nostalgie (ah, relire L'Ignorance, de Kundera, rien que pour sa redéfinition du mot!).
Tempus fugit, gravait-on sur ces vieilles horloges. Si c'est aussi le cas de celle qui rythme ce voyage, eh bien l’inscription ne nous intimide pas. On vit avec un pendule qui semble osciller sans régularité précise, on vit avec ces heures qui sonnent en criant tous ces contrastes et ces paradoxes, un peu comme notre coucou à la maison qui, sans qu'on l'entende, réussit à nous faire comprendre inconsciemment où nous en sommes.
Pour l'instant, on ne demande pas mieux.
8 commentaires:
Oui, un magnifique texte qui fait part d'états d'âme, les tiens Michel et ceux de Laurence et des enfants. Le voyage, changer de peau, changer de pays, voir ce que l'on n'a jamais vu, découvrir, c'est bien cela l'enrichissement. Bien sûr que ce n'est que la surface des choses, mais jamais celle des gens. Eux ils ne sont pas là, ils sont.
Quelque soit l'endroit, il y a toujours cette naïveté devant le beau qui nous transporte. Que ce soit la vue soudaine du Cervin ou celle de la Sainte-Chapelle, et voilà l'éblouissement, les larmes d'émotion...La surface des choses! C'est plus que cela, c'est une communion avec ce qu'il y a de plus élevé chez l'homme, que ce soit celui d'aujourd'hui ou d'hier, celui d'ici ou d'ailleurs... Quelle chance de voyager quand même. La rencontre avec l'autre se fait quand nous découvrons que, finalement, il est en soi et qu'il nous ressemble.
L'éternel questionnement du voyageur, l'éternel paradoxe du voyage...Carpe diem mon cher Michel, tout simplement! Chaque journée passée, et chaque arrivée comme chaque départ apporteront leur lot de questions et peut être parfois de réponses!
C'est tout simplement le texte le plus marquant de ma journée (après avoir analysé dix millions de textes en français). Même assise devant mon écran au Québec, ce billet me porte à réfléchir sur tout et sur rien à la fois... C'est étrange à quel point l'interprétation que l'on fait d'une lecture nous donne l'impression de grandir intérieurement sans qu'on ne sache pourquoi. Je termine avec la phrase suivante: c'est vraiment un plaisir de vous lire quotidiennement.
excellent choix de photos pour illustrer ce propos "contrastes et paradoxes"
Il m'arrive souvent, quand je me trouve ailleurs ou même chez moi, de me dire que le tourisme tue le tourisme
Et on s'en doutait bien avant de partir que ce qu'on découvrirait chez l'autre, c'est surtout nous-mêmes... Mais c'est tout de même stupéfiant de le vivre si intensément.
Rassurant toutefois...
Et je n'ai pas dit mon dernier mot sur le sujet. Le voyage est encore long!
Ah, mais Fabyen, tu sais bien que pour moi, les questions sont souvent plus fascinantes que les réponses!
C'est, dans les deux sens, un «trip» au quotidien, que d'avoir l'occasion de s'en faire mettre plein la tête ainsi!
Mamzelle Murphy, vous étiez donc bien mûre pour le cégep (malgré tous les racontars) à réfléchir de la sorte... N'arrêtez ni d'interpréter, ni de grandir!
Bien d'accord avec vous, Suzanne. Et on se sent souvent coupable d'être ce genre de touriste, ou de n'en avoir pas le choix...
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