l'entaille

19 juin 2012




je veux revenir chargé d’oubli

ouvrir l’album
refaire le temps


chargé d'oubli    je veux porter sur moi ce fardeau d’évanescences
crouler sous les ombres de visages qui s’effacent  ses mains  ses yeux
soutenir le faix des songes fugitifs
souffrir que s’étiole le doux son des rires d'enfants    les miens    les siens

ni les pleurs


revenir à vide pour m'emplir de toi

mon pays   mon frère   mon amie   mon aimée   mon amour   mon enfant

de tes rides et de tes berceaux
de tes illusions et de ta lumière

me souvenir enfin par toi


je veux prétendre au retour  au νόστος
je veux me livrer désarmé à l’inassouvissable mors de la nostalgie
je veux me réclamer d’elle    me rappeler à moi
je veux revendiquer l'humain    ses mains   ses yeux  



je veux qu'il ne reste dans les miens que l'oubli quand je viendrai te dire que je t'aime

quand je te montrerai sur moi l'entaille de ce voyage
celle qui ouvre en deux
par laquelle tout s'enfuit
par laquelle tu entreras

parce que j'aurai connu la nostalgie de toi
d'Ulysse à Kundera


pour cela je porte sur moi le lourd espoir de l'oubli

ses mains   ses yeux
étranger

de mers et de vents ennemis
de corps de patience et de misère
de traces des guerres qui s'effacent au couteau
d'animaux aux voix de nos frères
de sangs de corail et de sels de volcans
d'appels de forêts et de montagnes et de fleuves sacrés
de mouches à feu en Croix du Sud   pleines lunes sous Orion
de temples de pierre creusés de larmes
de fleurs sauvages sans nom aux nuits de la jungle
de bruissements apaisants en eaux claires d'un ruisseau
d'aubes fuyantes aux oiseaux ensorcelés
de terres brûlées âcres et des magies des rizières
de papillons en fuite vers le soleil    toi mon soleil blessé
de parfums entrelacés    le souffle
d'une ville  d'un village    odeur suffocante de la vie    ses mains  ses yeux
aux sourires dans un jeu de regards qui se reconnaissent sans comprendre



je viens porter le poids de l'oubli    ses mains   ses yeux
dans Québec ma femme d'automne    fille de printemps
aux grands érables   à ses premières neiges   entremêlés    innocences en labours

je m'en viens me tenir dans le froid réel de ses pluies et de ses lacs au trésor
debout dans ses saisons
dans les effluves de ses clameurs

elle

ma mère   ma sœur   mon aimée   mon amie

pays à qui je ressemble
et qui ne me ressemble plus

ensommeillé

je porte l'oubli des rêves
je porte l'oubli d'un monde en souffrance
dans l'inexistence des dieux
dans l'inutilité de l'art
dans l'ignorance épanouie
à retrouver
la fragile beauté de l'humain 
dans l'invisible
d'un espoir infime
qui se souvient de moi



je me souviens
me surviens

me rappellerai à moi    vers moi

et me retrouverai
fils de la Saint-Jean
en rappelant à moi
qui j'étais    qui je suis    devenu



et je te dirai     je me souviens
et tu en sauras la force de ceux qui se sont oubliés


je te montrerai alors l'entaille et ce qu'il en reste
la cicatrice qui te retient désormais 
en moi


dans ton pays chargé de souvenir
à qui je ressemble tant
mais qui ne me ressemble plus

je veux revenir chargé d’oubli

je voudrai refaire le temps

près de toi

ouvrir l'album

comme s'il tenait ce souvenir
entaillé


ne m'oublie pas. ne m'oublie plus.