Épilogue

2 oct. 2011




J'écris cet épilogue du trek non par la fin, mais par le haut. À la limite, c'est tout aussi près de l'étymologie du mot.

*

Laurence vous l'aura raconté, la veille de l'ascension vers le camp de base de l'Annapurna, nous étions à celui du Machhapuchhre. et la pluie s'est mise à tomber durant le souper, succédant au dense brouillard qui était monté de la vallée, presque en soufflant, quelques minutes après notre arrivée. Nous étions à finaliser nos plans pour le lendemain et nous discutions avec Erik et Eva et le trio de Catalans. Normalement, selon les plans de Dawa esquissés au début du trek, nous devions nous lever tranquillement vers les 7-8h et parcourir les deux heures de marche facile qui nous séparaient de notre but, passer une petite heure à profiter de la vue, prendre des photos, puis avoir envie de redescendre pour cause le froid. Avec les autres voyageurs, munis des conseils de prédécesseurs croisés lors de leur descente sur les sentiers, puis de ceux du sempiternel Lonely Planet, nous semblions d'accord : le lever vers 4h30 pour accueillir celui du soleil sur le cirque des sommets était de mise. Bon, on savait bien qu'on ne verrait pas le soleil se lever, à proprement parler, puisque les sommets omniprésents lui barrent la route, mais la lumière présente donnait, nous disait-on, un éclairage magique. Dawa était d'accord.

Et c'est Eva, je crois, qui a fait remarquer que la pluie s'était mise de la partie. On entendait depuis une bonne minute, en effet, un tapotement sourd sur le toit de tôle qui recouvrait la salle à diner jouxtant les cuisines. On s'est tous regardés, mais notre bonne humeur était inexpugnable. Erik et moi redoublions même de blagues (et qu'est-ce qu'on s'est marrés) sur le potentiel malheur qui guettait : le Graal introuvable, protégé par des couches successives de brume, de brouillard et de nuages.

Nous avons mal dormi, vous le savez. Le froid, oui. L'altitude, aussi, qui trouble le sommeil avant l'acclimatation. J'ai fait des rêves étranges, comme dans une transe, un demi-sommeil; un mal de tête très léger, mais suffisant pour se faire ressentir, me triturait. À quatre heures, j'entendais la pluie qui pilonnait encore, incessante. Dans le lodge, tout est resté au beau fixe; personne n'a osé se lever, malgré les boutades de la veille à l'effet que l'on braverait les intempéries pour découvrir un soleil caché de l'autre côté...

Au déjeuner, l'atmosphère de la veille était difficile à reconstruire, même si Erik m'accompagnait de bon cœur dans mes réflexions passablement tongue in cheek. L'ambiance était à couper au couteau, aussi épaisse que la nébulosité. On attendait, impatients, peu confiants et pourtant animés d'un espoir qui ne se connait qu'après avoir marché six jours durant, dans des conditions spartiates, pour atteindre un but fixé depuis très loin. Le mouvement s'est fait naturellement : nous sommes partis vers neuf heures, profitant de ce qu'on cherchait à voir comme une éclaircie, direction ABC, avec une lueur d'espérance au fond du cœur et des souliers.

La marche que l'on nous avait décrite comme facile et agréable s'est révélée toute autre. La pluie forte de la nuit, transformée en neige sur les sommets, s'est retrouvée tout naturellement sur les chemins, suivant le cycle perpétuel de l'eau. En fait, pour la première fois du trek, malgré les nombreuses ondées rencontrées, nous perdions le fil du sentier. On faisait tout pour tenter de garder au moins nos pieds au sec, sortant des sentiers principaux, noyés, à maintes reprises. Certes, la marche n'était pas vraiment à pic, nous n'avions pas de sac à porter, et nos petits cœurs de citadins du niveau de la mer ne semblaient pas non plus trop affectés par les 4000 mètres d'altitude que nous approchions, même si un inconfort dans la région de la dure-mère s'est fait ressentir chez presque tous, et de façon plus aigüe chez Catherine, quoique rien n'était inquiétant. Mais la randonnée était plus désagréable que jamais. Pour la première fois, j'avais juste hâte que ce soit fini. Ce ne serait pas la dernière.

Le crachin ne se désistait pas, nous cachant toute vue possible à l'approche du sanctuaire. De toute manière, nos yeux étaient rivés au sol, guidant nos pas vers les endroits simplement boueux, et non trempés. Moi, j'espérais encore. Dans cette région où toute météo reste imprévisible, jusqu'à l'heure près, je me disais qu'il était encore possible, même si peu probable, que nous arrivions à capturer quelque éclair de soleil qui nous offre un peu de ce que nous étions venus chercher si loin. À l'instar d'Armstrong (Neil, pas Lance ni Louis) et de Lévesque (René, pas, euh... Steeve ni Kathleen?), je m'étais préparé, pour le bénéfice de ma postérité, une phrase de circonstance : «Les enfants, vous contemplez maintenant le toit du monde.»

J'étais avec les deux plus grands, loin devant les autres, quand nous sommes entrés dans le cercle des montagnes. Deux et trois jours auparavant, nous avions rencontré un Bayonnais, puis deux Montréalais (Noémie et Philippe! Vos photos sont... grrrr...), qui nous avaient avoué qu'il ne se trouvait pas de mots pour décrire ce qu'ils avaient vu dans cet endroit. Je n'osais cependant pas trop lever les yeux, parce que la grisaille omniprésente brisait mes derniers espoirs. Mais il le fallait bien.

Pour épargner son honneur, je ne vous dirai pas lequel de mes fils s'est, fort justement d'ailleurs, étonné en prononçant, enfonçant ce faisant un dernier clou dans le cercueil, cette phrase : «C'est ça, la vue

Pour nous non plus, et pour des raisons évidemment différentes, il ne se trouvait pas de mots pour décrire l'endroit. Je vais essayer : imaginez un immense cirque autour duquel trônent aussi fièrement qu'ils le peuvent une dizaine de monts Rigaud tronqués. Oh, et imaginez que vous vous attendiez à y voir une vue spectaculaire, que d'aucuns apparentent à une expérience mystique. C'est ça, la vue.

Je n'ai pas parlé de toit du monde, je n'ai pas attendu les autres derrière, je me suis dirigé vers la butte la plus élevée, où Erik et Eva, arrivés juste avant nous, faisaient maintenant des efforts faramineux pour avoir l'air heureux pendant que leur Sherpa cherchait une manière de les prendre en photo malgré le brouillard. Quelques secondes auparavant, j'entendais ce dernier leur faire l'inventaire des sommets avec leurs hauteurs respectives, cyniquement, comme s'ils étaient apparents.

Les garçons m'ont suivi sur quelques pas, mais ont préféré, avec raison, se réfugier dans le lodge plutôt que de rester, comme moi, debout sous la pluie fine, les yeux dans le vide. Sous le brouillard qui montait d'en-dessous en rafales, j'ai ravalé ma phrase sur le toit du monde, je me suis tu, et j'ai pleuré.

Bon, mettons les choses au clair. Quand je dis : j'ai pleuré, il faut bien comprendre que je n'ai pas braillé, là. Non, non. C'est plutôt comme... tsé, comme si James Bond pleurait. Le dos bien droit, la tête haute, deux larmes, pas plus. Et pas en même temps, une après l'autre, très lentement. Imbu de fierté malgré tout. Voilà.

J'ai sorti mon appareil photo et je n'ai osé prendre qu'un cliché, celui-ci, d'un monticule enrobé de drapeaux de prière. C'est ce que je tenais à conserver du moment.

Pour la première fois depuis notre départ de Montréal, je suis d'humeur massacrante (et que je n'entende pas un fin-finaud me dire que c'est un record!), même si je la garde toute pour moi. Laurence essaie de me remonter le moral, mais ce n'est pas le moment.

Il fallait redescendre. Il fallait redescendre. Pas question d'attendre au lendemain pour tenter notre chance, et de risquer de brailler solliciter les glandes lacrymales à nouveau. Et quand je dis redescendre, c'est redescendre à Pokhara, opc au plus sacrant. Pour reprendre le fin mot d'Erik, c'est facile : tu te casses une jambe, fracture ouverte et tout, un petit appel aux assurances, et puis, hop!, descente immédiate en hélicoptère!

Mais dans un hélicoptère de secours médicaux, on ne peut pas s'y loger à six, alors l'idée fut écartée. (Mais non, Maman, je ne l'aurais pas fait... je crois.)

Arrêt très rapide à MBC, où nous avions laissé nos sacs, pour diner. Pour sauver du temps, nous n'avons pas commandé à la cuisine, mais grignoté les quelques provisions que nous gardions comme en-cas : une pomme, deux sachets de gorp, une barre Mars, une Snickers et deux petits paquets de dix biscuits aux arachides. Je me suis retourné vers Dawa et je lui ai dit, sur un ton presque solennel : we're going to Dobhan. Il faut comprendre qu'il est 13h, que nous avons près de quatre heures de marche fort sympa dans le corps, et que c'est un autre quatre heures et demie qui nous attendent, sous la pluie, avant d'arriver à Dobhan. Mais il fallait redescendre. Il a acquiescé d'un signe de tête en me servant un regard qui signifiaient, c'est toi qui décides, on va voir ce qu'on peut faire, on certainement essayer. Je crois qu'il lisait dans le mien ce qu'il avait sans doute déjà lu souvent, et qu'à ce moment-là, c'est peut-être lui qui me comprenait le mieux.

Je marche devant, tentant de donner un rythme aussi rapide que possible à la troupe. L'eau, tout comme nous emprunte le plus court chemin pour redescendre : coïncidemment, les sentiers que nous avions empruntés à l'aller. À un moment donné, on n'arrivait même pas à contourner l'eau tellement elle était partout sur la voie. No more path, que je lancé abattu à Dawa. Ce dernier trouve tant bien que mal un contournement qui s'avère de courte durée. Au bout de dix mètres, j'ai un pied à moitié trempe.

Comme tout effort pour garder à tout le moins les pieds au sec semble vain, je m'abandonne aux caprices de la nature, et je fais fi des obstacles aqueux ou boueux : je marche en plein milieu du sentier, en plein cœur du torrent. (Avoir les pieds secs, pour ceux qui me connaissent, cette fois ce n'est pas pour être précieux. Au sec, les chances de se choper des ampoules sont sensiblement amoindries. Et une ampoule, ce serait presque une catastrophe.) Je ne me préoccupe plus de mes pieds, ni de rien d'autre, et je maudis tout ce que je peux maudire. Je ne pense qu'à une chose : descendre.

C'est une mauvaise journée.

Vous l'avez lu, le sommeil, cette nuit-là, a été réparateur (un bon souper, des retrouvailles avec Erik et Eva et un mickey de Kukhri XXX Rum aidant?). Les très timides éclaircies du lendemain matin ont suffi à remettre mes esprits à l'heure.

Non. À bien y penser, ce qui m'a fait retrouver si rapidement ma bonne humeur (et que je n'entende pas un fin-finaud me dire que c'est un record...), ce sont mes enfants.

Pas une seule fois n'ont-ils été maussades, chiâleux, difficiles ou exigeants. Ils ont marché, droit, longtemps, et sans rechigner, traversant ce faisant des chemins parfois dangereux, souvent désagréables. Là où je me disais que ça y était, que la montagne avait eu raison de moi, qu'elle avait réussi à me faire craquer, eux, ils ont été heureux, tout simplement. Et forts, surtout.

Cette fois-là, c'est moi qui ai appris d'eux. Moi qui tenais si fort à leur montrer le toit du monde, c'est eux, sans le savoir, qui m'ont montré d'autres toits, bien plus majestueux, bien plus marquants, bien plus beaux; de ceux qui ne se prennent pas en photo, mais dont on se souvient bien plus longtemps.

Ils ont été des miroirs. Ils m'ont fait comprendre que de les guider au travers de ce trek aura été un peu à l'image de ce que nous avons tenté de faire toutes ces années : les aider à grandir, les élever.

Je ne pensais pas me rendre si haut.

7 commentaires:

Marcolitxo a dit…

Tu vas faire brailler des centaines de lecteurs, en commençant par moi. Chu fier de mon Fréro.

Quelquepart a dit…

Bon ça y est, vous venez de me faire. Pleurer. Un genre de larme de James Bond, version femme.

Rex a dit…

pas juste brailler, sangloter! c'est trop beau tout ce que tu vis. merci de partager tout ça. je t'aime!

Josiane a dit…

Wow Michel... Ton texte est tellement touchant. Merci de ne pas censurer tes "émotions d'homme" (!), ton humeur changeante et tes réflexions... C'est aussi ça, le voyage. Pas que des anges tout nu, des oiseaux pit pit, comme dirait François Pérusse... Ce trek, bien qu'hyper difficile, semble t'avoir apporté beaucoup... beaucoup plus que des paysages.
Bonne continuation! Et profitez de tout avec vos admirables enfants!!

Unefemmelibre a dit…

C'est vrai que ce ne sont pas tous les enfants qui auraient affronté tant de difficultés sans se plaindre. Vous avez raison d'être fier.

t.m.q.t.a.b. a dit…

fiouf!! Et moi qui pensais être la seule en train de brailler, étant la maman et tout, mais ton récit, Michel, a eu le même effet que toi envers tes enfants: moi envers toi et toute la fiérté que je ressens . BRAVO!!

Sophie Dyotte a dit…

Je viens de passer plus d'une heure à dévorer le réçit du trek. C'est mieux qu'un roman! J'aime les faits vécus, surtout lorsque je connais les protagonistes. La fin de ce chapitre est très touchante. Même si vous n'avez pas vu le soleil poindre au sommet, le vécu de ce périple en famille est unique,et, vu d'ici, assez incroyable!

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