Moins un

28 sept. 2011




En retrait du lobby de l'hôtel Ganesh Himal, à Kathmandu, juste à côté du restaurant (succulent par ailleurs) se trouvent un bureau et deux chaises qui forment l'agence de voyage qu'exploitent les proprios. À titre de résidents de l'hôtel, on nous y a proposé des renseignements pour la préparation de notre trek, et nous nous assoyons, ce jeudi matin quinze septembre, face à Prakash Upreti, directeur de l'agence (et, si j'ai bien compris, genre, frère du propriétaire de l'hôtel), qui nous abreuve de conseils sur notre itinéraire et de détails techniques qu'il nous manquait.

C'est donc confirmé, nous serons en route pour le sanctuaire des Annapurnas, le trek d'environ dix jours que nous avions repérés et choisi depuis longtemps, pour son niveau de difficulté exigeant mais réalisable, son altitude raisonnable (4130 m) puisqu'aucun d'entre nous n'avait grimpé si haut et que les réactions à l'altitude (et le fameux AMS – mal des montagnes aigu) sont imprévisibles, peu importe la condition physique, et qu'en ce qui nous concerne, on doit toujours multiplier les probabilités de tels pépins par six...

On avait lu sur les randonnées possibles dans la région, et on demande si notre idée de combiner le trek du sanctuaire et celui, plus court, de Poon Hill (colline aux vues magiques sur les massifs), pour en faire un trek de douze jours est viable. Tout à fait, nous répond-on.

Nous nous questionnions aussi à savoir si nous retenions les services d'un guide, d'un porteur, des deux, ou de ni l'un, ni l'autre. Le trek du sanctuaire étant très populaire (jusqu'à 300 trekkeurs par jour en haute saison – octobre/novembre) et le chemin étant apparemment bien balisé, puis ponctué de petits villages, il n'est pas essentiel d'avoir un guide. Cependant, nous avions lu que les interactions avec les Népalais pouvaient être facilitées en ayant un guide qui puisse faire office de traducteur, et qu'un tel guide pouvait aussi nous en apprendre sur la culture et la géographie locales. On hésitait, donc.
Par ailleurs, notre expérience précédente aux gorges du Saut du tigre nous a fait comprendre que nous pouvions très bien nous tirer d'affaire avec un minimum de vêtements et de matériel sur plusieurs jours, donc peu de poids à porter, donc peu de raisons d'engager un ou des porteurs. Par contre, on avait compris que le poids d'un sac à dos, en altitude, pouvait être gênant, et on pense à Catherine et Thomas, qui n'ont pas encore le physique presque imposant de leurs ainés.

Dissipons aussi un préjugé que nous avions nous aussi. Il faut bien comprendre que le fait d'engager un porteur est très bien vu ici, puisque c'est une occasion de fournir un emploi assez bien rémunéré selon les standards locaux, et donc de contribuer à l'économie népalaise en dépensant un peu plus. On le lit partout : pas question de se sentir coupable d'exploiter physiquement de pauvres gens, ni d'avoir l'impression de se payer un esclave à peu de frais ou de paraitre colonisateur à prendre un, ou même des, porteurs. Notre hésitation résidait plutôt dans le besoin de la chose, même si nous restons peu confortables à l'idée de voir quelqu'un d'autre se taper nos sacs à dos pendant que nous gambadons allègrement dans les sentiers. Laurence et moi pouvons aussi être orgueilleux, et je crois que, tous les deux, nous anticipions une petite fierté supplémentaire de savoir que nous aurions réussi l'épreuve physiquement exigeante jusqu'au bout du dos...

On explique nos attentes face à un éventuel guide, comme quoi on cherche plutôt un guide culturel qu'un guide de montagne, puis, armés d'idées glanées çà et là, nous nous renseignons auprès de Prakash sur la possibilité d'engager un hybride guide/porteur, pas pour prendre tout notre stock, mais pour nous donner une marge de manœuvre. Mais nous savons que le Népal est une société très hiérarchisée (le système de castes est encore présent) et les métiers n'y font pas exception. Ainsi, un guide qui tient une position plus prestigieuse (et qui est presque invariablement passé par un internat de quelques années comme porteur, durant lequel il apprendra le métier et, surtout, l'anglais) ne s'abaisse pas à crouler sous une charge... Mais, nous dit-il, un guide pourra prendre une petite charge supplémentaire pour alléger la nôtre. Une petite charge de dix ou quinze kilos, poursuit-il. Dix ou quinze? Kilos? Euh, c'est quasiment ce qu'on prévoyait apporter pour tout le monde...

On est donc vendus à l'idée. Combien c'est, ce guide? Ils en fournissent ici pour seize dollars par jour. Moi qui en prévoyais vingt, je suis prêt. Aucune obligation de signer avec eux, on pourrait magasiner, mais le prix est juste, l'agence nous inspire confiance (et nous a été recommandée), et on nous promet un jeune homme costaud étudiant au bac en histoire (du moins, c'est ce qu'on comprend) alors, ravis, on acquiesce. On revoit ensemble l'itinéraire projeté sur douze jours, on explique aussi qu'on ne veut pas se presser, que nous sommes en condition physique, en moyenne... moyenne, et qu'on ne veut pas surmener les enfants et qu'on veut avoir le loisir de prendre une journée ou deux de plus, soit pour profiter du temps, soit pour nous reposer au besoin. Sans problème, c'est vu fréquemment, et le guide, prévenu, nous suivra à notre rythme, quitte à rester plus longtemps avec nous. On demande enfin à le rencontrer auparavant – on va tout de même passer près de deux semaines avec lui! C'est convenu : ce soir, dix-huit heures. Et on partirait quand?

Demain matin.

Ouf, on ne perd pas de temps, ici! On en profite donc pour réserver en même temps l'autobus pour Pokhara, deuxième ville du Népal, à 300 km et sept heures de route, d'où partent tous les trekkeurs qui s'attaquent à la région des Annapurnas.

Justement, j'ai un cousin qui tient un hôtel à Pokhara! Je vous fais un bon prix pour deux belles chambres.

Le temps de vérifier la qualité de la prestation en quelques clics sur Tripadvisor sur notre iPhone, et on achète les cinq nuitées à Pokhara, une à l'arrivée demain soir, quatre au retour du trek, pour se reposer. Flexibles, selon le nombre de jours que prendra le trek.

Et après, vous allez où?

Euh, on avait prévu passer quelques jours dans le Chitwan... (un parc national en pleine jungle, réputé pour ses safaris).

Justement, j'ai un autre cousin qui exploite un resort par là! (Tout fonctionne en réseau, au Népal) Je vous fais un prix pour deux nuits, trois jours, en tout compris, hôtel, repas, excursions, guide naturaliste, safari à dos d'éléphant, trek ornithologique, canot, et visite culturelle d'un village local. Voyez ces prix? (Il sort une brochure, c'est en effet exorbitant.) Et bien, je vous le fais à moitié prix (c'est encore exorbitant, mais deux fois moins).

On sort notre calculatrice mentale (on avait prévu des couts supplémentaires pour un safari) et c'est faisable. On se laisse emballer. On était venus s'asseoir pour chercher des renseignements pour planifier notre trek, on se lève une heure et demie plus tard, organisés de A à Z pour trois semaines... et une facture horriblement salée dans les mains (elle inclut les frais obligatoires de permis de trek et d'enregistrement pour la réserve naturelle des Annapurnas – 267$, gloups, le salaire du guide – 16$ fois 12 jours, re-gloups, les cinq nuits à Pokhara, les trois jours de jungle pour six personnes ). Honnêtement, nous ressentons un malaise, Laurence et moi : c'est bien la première fois qu'on se laisse prendre en charge ainsi, et pour si longtemps. Mais on fait confiance, même si on a l'impression de s'être un peu laissé embobiner pour ce qui est du safari en tout-inclus. (Sur cette notion de confiance, je reviendrai un jour.)


**

Je passe sous demi-silence les tribulations pour trouver l'argent comptant nécessaire, parce que notre banque a malencontreusement oublié que nous l'avions avertie que nous serions en Asie durant dix mois : elle avait bloqué nos cartes de guichet. Extrait de la conversation téléphonique :

Fille de la banque : Je vois que notre département de sécurité a arrêté toutes les opérations sur votre compte, je vous mets en communication avec eux.

Fille de la banque numéro deux, du département de sécurité : Bonjour, par mesure de sécurité, M. Sardi, pourriez-vous nous dire de quel endroit ont été effectuées les dernières transactions avec votre carte?

Moi : Euh, oui, de Katmandou, où je me trouve en ce moment.

Fille de la banque numéro deux, du département de sécurité : Hmmm, les informations ne concordent pas.

Moi : Pardon?

Fdlb#2, ddds : Ici je vois des transactions au Népal.

Moi : … Oui, je crois que c'est normal, vu que Katmandou se situe au Népal depuis plus de mille ans.

Fdlb#2, ddds (peu convaincue) : Je dois vous poser d'autres questions de vérification. Quels étaient les montants des dernières transactions?

Moi (et mon impatience de retrouver l'accès à mes comptes) : Trois retraits de 10 000 roupies ce matin, et environ dix-sept tentatives désespérées et refusées d'en retirer d'autres ainsi que dans trois autres guichets, avec ma carte et celle de ma conjointe.

Fdlb#2, ddds : Hmmm, les informations ne concordent toujours pas. Je vois plutôt des montants de 133.97$...

Moi : … Ah, oui? Tiens, comme c'est étrange... C'est qu'ici, les distributrices donnent des roupies, la monnaie locale, tsé? (Et je retiens : Je sais, je sais, c'est un pays bizarre et lointain, le seul qui n'utilise pas encore le dollar canadien.) (Et je retiens aussi : C'est vraiment vous qui vous occupez de la sécurité de mes comptes bancaires? Ça donne envie de se recycler en voleur de banque...)

Fdlb#2, ddds (sensible au crescendo de mon changement de ton) : Bon, ok... je vais débloquer vos cartes. Ce sera fait d'ici cinq minutes.

Moi : Et pourriez-vous vous assurer que cela ne se reproduise plus d'ici, mettons, les neuf prochains mois?

Je vous tiendrai au courant.

Bon, comme demi-silence, on aura vu plus court.


**


Nous passons l'après-midi à errer dans les rues de Katmandou, à Durbar Square, plus précisément. Je suis en amour avec cette ville, dont je vous reparlerai sans doute puisque nous y passerons une semaine au retour de Chitwan. (Mais j'ai déjà envie de dire que je vous préviens tout de suite, si un jour je quitte définitivement le Québec, c'est désormais à Katmandou qu'il faudra venir me chercher.)



Nous arrivons à dix-huit heures pile à l'hôtel, et nous croisons un jeune homme assis près du «bureau» de l'agence de voyage. Il semble un peu timide, mais gentil. Laurence s'approche et lui demande s'il est notre guide, ce à quoi un employé de l'hôtel répond non, c'est moi.

Comment ça, lui? C'est pas un guide (en tout cas il ne ressemble à rien d'un guide), c'est un employé de l'hôtel, non? On ne l'a pas vu porter quelques bagages ou nettoyer quelque terrasse, hier ou avant-hier? Il doit y avoir erreur, que je dis à Laurence, et nous attendons le responsable de l'hôtel qui fait les présentations officielles : le concierge, c'est bien notre guide.

Impossible que ce dude-là ait moins de trente-cinq ans, et il ne semble pas maitriser particulièrement l'anglais : no way que c'est un étudiant. Qui plus est, il est chétif, malingre, fripé... On dirait qu'on a eu pitié de lui et qu'on lui a offert une jobine pour arrondir sa fin de mois.

Je dois vous dire que je ne suis pas ravi. Mais j'essaie de faire confiance.

La rencontre ne dure que quelques minutes. On ne parle que très peu, il nous pose cependant une question pertinente (qu'initialement j'ai de la difficulté à comprendre...), à savoir l'altitude maximale à laquelle nous avons trekké auparavant. On répond, pas peu fièrement : environ 3300 mètres. Mais on sait bien que cela ne nous met pas à l'abri de potentiels symptômes un coup rendus plus haut.

Il nous explique enfin qu'il est un vrai guide, un Sherpa, pas comme les autres ersatz qui courent les rues et qui ne connaissent rien à la montagne. Yeah, right. Il nous répète son nom que nous n'avions pas bien compris, ni Laurence, ni moi : Dawa.

Y'a-tu quelque chose de moins rassurant qu'un guide wannabe qui se vante d'être meilleur que les autres? Oui : un guide wannabe qui se vante d'être meilleur que les autres et qui a un prénom insignifiant.

Mais j'essaie de faire confiance. Je flotte encore, malgré tout, sur le nuage du trek magique que nous entreprendrons demain.

8 commentaires:

Fab a dit…

Ben là...tu ne vas pas me laisser de même!!!! Je veux la suite....C'est captivant!!!! Je rigole....Je sais comme ce doit être ardu de tout mettre par écrit!!!!
Grosses bises à vous 6!

Marcolitxo a dit…

OMG c'est comme un mélange entre les 12 travaux d'Astérix, Astérix et Cléopâtre et All my Children...

Martin Laliberé a dit…

Ho ! Frustration !

Bravo Michel pour ce récit captivant et hilarant. J'en veux encore, j'en veux encore, j'en veux encore ...

Je me sens comme si ma maman fermait la télévision après les cinq premières minutes du dernier James Bond.

J'ai hâte à la suite :-)

Rex a dit…

quoi??? un cliffhanger??? argh... il faut attendre après les annonces... (hello my name is crispy, how do you do...) on peut faire fast-forward??

Unefemmelibre a dit…

On a comme l'impression que ce Dawa va vous en faire voir de toutes les couleurs...

bryv a dit…

Oh la la! Je sens que ce voyage va foisonner de malentendus! Déjà, en partant, la conversation avec la banque canadienne est exemplaire de notre niveau de culture.... Tout ce qu'il faut pour vous conforter dans votre idée de départ et dans le doute du retour!!! Et les arrangements, avec l'agent de voyage et sa famille élargie, sèment déjà la méfiance. Tout ce qu'il faut pour partir le cœur léger avec ce maigrichon qui ne portera peut-être pas grand chose, compte tenu de son haut statut social de concierge. Que de cruches à l'eau... Bon, c'est bien parti et on est déjà accroché et en attente. J'espère que le guide apporte au moins une bombonne d'oxygène..., au cas où...
Je suis tellement heureux de vous relire et de vous savoir bien et heureux tous les six...

Marico a dit…

Ça y est, mon rythme cardiaque s'emballe... et vous m'arrêtez ça là! J'ai vraiment hâte de connaître la suite.

Laurencecollins a dit…

je m'appel laurence collins et j'ai de lire votre prochain histoire

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